ASEQ-EHAQ

L'Association pour la santé environnementale du Québec / Environmental Health Association of Québec

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Vivre avec l’impression d’être en sursis

Isabelle Martineau

Je vis avec les sensibilités chimiques multiples appelés et connus comme MCS en anglais (Multiple Chemical Sensitivities), depuis presque vingt ans. Jusqu’à l’âge de vingt-six ans, je menais une vie que l’on pourrait qualifier de normale. J’étais serveuse dans un restaurant et je me réservais du temps pour lire, pour suivre des cours à l’université, pour voir des amis et ma famille, pour cuisiner et pour faire des séjours en forêt.

Jusqu’à ce qu’un jour je constate que je n’étais plus capable de faire mon travail correctement. Mes bras tremblaient et j’échappais souvent les assiettes et les breuvages de mes clients. J’ai d’abord pensé que je devenais nerveuse et j’ai essayé de surmonter mes difficultés par des exercices de relaxation et de conditionnement psychologique. Mais ce que j’appelais alors mon « cafard de la serveuse » ne faisait qu’empirer. J’ai donc trouvé un autre emploi, dans la cantine d’un bingo, où il n’y avait pas de service aux tables. J’ai tenu le coup presque deux ans avant de quitter parce que je n’arrivais plus du tout à soulever les bacs à frites et à laver la vaisselle. Je suis donc allée travailler dans un centre d’appels. C’est pendant que j’occupais cet emploi qu’il m’est arrivé une chose qui allait se reproduire fréquemment par la suite : une infection qui ne veut pas guérir, même avec des traitements antibiotiques de plus en plus forts, pendant plusieurs mois. C’est également à cette époque que j’ai remarqué une chose à laquelle j’avais peine à croire moi-même : les produits de lessive, les nettoyants domestiques, le shampooing, le savon et le déodorant me rendaient malade. J’avais des nausées, des indigestions, des migraines, le cerveau embrouillé, des pertes d’équilibre, des pertes de force musculaire et des douleurs généralisées. J’étais épuisée, endolorie, incapable de fonctionner au quotidien. J’ai quitté mon emploi parce que je me sentais trop malade. Sur le coup, je croyais que c’était des aversions et qu’elles étaient dues à de la fatigue causée par les antibiotiques. Après quelques semaines à la maison et après avoir cessé les antibiotiques contre l’avis du médecin qui me les avait prescrits, je me sentais un peu mieux. J’ai trouvé un nouvel emploi, cette fois comme réceptionniste pour une compagnie d’assurances. Ce poste avait pour avantage que j’étais seule dans le hall d’entrée et que cet endroit était bien aéré. C’était également moins exigeant physiquement qu’au centre d’appels, parce que je n’avais presque pas besoin d’écrire à l’ordi. Mais après deux ans mes symptômes se sont encore aggravés, je n’arrivais presque plus à prendre le métro, j’étais malade au travail, et mes douleurs étaient trop fortes pour être capable d’appuyer sur les touches du téléphone pour transférer les appels. C’est là que j’ai décidé de parler de mes réactions à un médecin, en me disant qu’après tout c’était peut-être pertinent. Ce médecin m’a alors référée à un allergologue.

Après m’avoir écoutée, cet allergologue m’a expliqué que ce n’étaient pas d’allergies que je souffrais, mais de réactions d’intoxications, connues sous le nom d’hypersensibilités chimiques multiples. Il m’a avertie qu’il n’y avait presque pas de recherche qui se faisait dans ce domaine, puisque en général les gens atteints de ce syndrôme toléraient très mal les médicaments et que les fonds de recherche étaient préférablement attribués pour les maladies susceptibles d’être contrôlées par des médicaments. Il m’a expliqué que le mécanisme sous-jacent aux MCS était inconnu, mais qu’il y avait deux hypothèses principales. La première, c’est que ce serait le foie qui cesserait de produire les enzymes nécessaires pour décomposer les molécules des produits qui nous intoxiquent (un individu moyen peut absorber une certaine quantité de ces produits sans s’intoxiquer, la quantité tolérée varie d’un individu à l’autre, et il y a des gens comme moi qui se situent « à l’extrémité de la courbe »). La deuxième hypothèse, c’est qu’il s’agirait d’un désordre neurologique. Ainsi, le système nerveux central déclencherait une réaction inflammatoire en présence de quantités infimes de produits toxiques, alors que ces produits ne constituent pas une menace réelle pour notre organisme. Vu que dans mon cas j’avais également des infections qui ne guérissaient pas et des douleurs inflammatoires qui persistaient plusieurs jours après avoir cessé l’effort qui les causaient, cet allergologue m’a dit que je semblais avoir « un corps qui ne se défend contre rien » et que pour lui c’était peut-être un signe en faveur de la première hypothèse pour expliquer les MCS. Il m’a également dit que la seule chose à faire, c’était d’éviter les produits qui déclenchent mes réactions et m’a avertie que cela pourrait se traduire par une vie presque totalement isolée.

Cet allergologue avait raison. J’ai dû cesser de travailler, cesser de fréquenter les lieux publics, cesser de visiter mes ami-e-s, cesser de recevoir des gens chez moi, apprendre à gérer ce qui s’infiltre dans mon appartement.

J’ai dû me résigner à ne pas pouvoir être présente pour mes parents qui vieillissent.

J’ai dû apprendre, aussi, à vivre avec une perte d’autonomie, puisque les douleurs et la perte de force musculaire se sont avérées irréversibles et m’empêchent de faire mes activités quotidiennes de façon normale.

Pendant les dix premières années de ma maladie, une seule personne de mon entourage immédiat a saisi de quoi mon état retournait et a décidé d’utiliser les produits adéquats pour continuer à me voir. C’est cette personne qui s’est pratiquement toujours occupée de moi et chez qui je me suis souvent réfugiée quand ce n’était pas possible de demeurer chez moi mais que j’étais encore capable de faire le trajet jusque chez elle. Ma mère a ensuite compris elle aussi ce qu’il fallait faire et je peux maintenant aller chez elle et l’inviter chez moi. Également, pendant quelques années, mon père et ma belle-mère m’ont hébergée de manière temporaire à quelques reprises.

Je suis diagnostiquée avec une déficience motrice qui me donne droit, en principe, aux services à domicile du CLSC. Mais malgré de nombreuses tentatives, on a toujours refusé de me proposer des services adaptés à mon MCS. La gestion de ma maladie gruge donc une énorme part de mon énergie à moi et de celle de la personne qui s’occupe de moi.

J’ai également dû apprendre à vivre sous le seuil de la pauvreté, c’est-à-dire à me débrouiller avec un chèque d’aide sociale pour couvrir tous mes besoins.

En 2013, j’avais trouvé un appartement qui me convenait. Les murs étaient étanches, j’avais ma propre entrée, il y avait des ascenseurs, de même qu’une épicerie et une pharmacie à l’intérieur du complexe d’habitation (cela me rassurait car je n’avais pas beaucoup de chemin à faire pour me rendre à ma porte en cas de malaise. De plus, je pouvais faire quelques courses de façon autonome parce que ce type d’aménagement demande moins de force musculaire que de sortir à l’extérieur). Les gestionnaires de l’immeuble n’avaient pas d’objection à ce que je bouche les entrées de chauffage et que j’installe des chaufferettes électriques portatives pour l’hiver. Tout était parfait, mais une fois le loyer réglé, il ne me restait que 90$ pour mes autres dépenses. Je m’en sortais avec l’aide d’un bénévole du Centre de réadaptation Lucie-Bruneau qui allait chercher un panier à la banque alimentaire pour moi à chaque semaine. Évidemment, il n’y avait pas beaucoup de produits recommandés pour une personne vivant avec un MCS dans ce panier. Mais bon, j’avais l’impression d’avoir un minimum de contrôle sur ma vie parce que j’étais dans un lieu sécuritaire et que je n’étais pas obligée de manger ce que je savais qui me rendrait vraiment très malade. En 2015, l’augmentation de loyer dépassait le montant de mon chèque et j’ai donc dû quitter cet endroit.

Je me suis trouvé un autre appartement. J’ai eu beaucoup de chance parce que les sorties de sécheuses sont sur le toit et parce que mes premiers voisins d’en-dessous étaient de jeunes écolos anti produits chimiques, et ceux qui les ont ensuite remplacés n’utilisent pas beaucoup de produits nettoyants « forts ». Évidemment ça ne règle pas tout, notamment parce que tous les immeubles sont collés les uns sur les autres, mais je n’ai pas revécu l’enfer quotidien d’avant 2013.

Parce que le loyer est beaucoup moins élevé, je peux m’acheter de la nourriture de meilleure qualité. Je peux aussi maintenant payer la location de bonbonnes d’oxygènes qui m’ont été prescrites par un médecin spécialisé en MCS dont les coordonnées m’ont été transmises par l’ASEQ-EHAQ.

Depuis 2020, j’ai même droit à une réduction de loyer grâce à un programme de l’Office municipal d’habitation de Montréal qui durera jusqu’en 2025. Je peux donc maintenant m’offrir des petits extras qui rendent la vie plus douce, comme des chaussures de meilleure qualité qui me permettent de marcher plus longtemps sans déclencher une crise de douleur, des vêtements qui me font moins mal, un pique-nique acheté au restaurant ou la location d’un film en streaming.

Deux autres éléments importants m’ont aidé à retrouver un peu une vie.

D’abord le Centre de réadaptation Lucie-Bruneau, où j’ai suivi un programme pour gérer ma déficience motrice en 2013-2014. Après plus d’un an d’attente et après avoir essuyé les refus du CLSC pour le soutien à domicile, ça m’a fait un bien énorme que des professionnels me prennent au sérieux et me donnent des outils pour gérer mon état. Tout le personnel a fait de son mieux pour m’offrir un environnement le moins toxique possible, je n’ai jamais retrouvé ça ailleurs dans le système de santé.

Ensuite, le Centre communautaire Radisson, qui offre des activités pour les adultes ayant un handicap. Plusieurs membres de ce centre habitent en CHSLD et leurs vêtements sont donc lavés avec des produits sans parfum, ce qui a pour effet qu’il y a peu de produits toxiques dans l’air. Les intervenants sont également au courant de ma situation et se montrent compréhensifs envers moi. Je peux aller à mon centre deux demi-journées par semaine, je m’en tire avec un mal de tête et des inconforts digestifs qui ne dégénèrent pas en crise et qui disparaissent en une journée. J’ai donc trouvé un endroit où je peux me réaliser et faire des activités à mon rythme, en demandant de l’aide pour les tâches physiques que je suis incapable d’accomplir. Je peux enfin revoir du monde et m’impliquer socialement.

Mais malgré ce dénouement heureux, j’ai l’impression d’être en sursis, de vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Qu’est-ce qui arrivera si je suis obligée d’aller à l’hôpital ? Si je me fais évincer de mon appartement ? Si j’ai de nouveaux voisins qui utilisent des produits qui m’intoxiquent? Si mon ami qui m’aide n’était un jour plus capable de le faire? S’il arrivait quelque chose de grave à ma mère et que je ne pouvais rien faire ?

J’ai l’impression que nous sommes nombreuses et nombreux, parmi les gens souffrant de MCS, à avoir trouvé des solutions ad hoc et à faire preuve de débrouillardise, de résignation et de résilience. Je nous trouve courageux et courageuse. Mais cela ne suffit pas à nous assurer un minimum de vie normale et d’accès aux soins et aux services. C’est pourquoi je remercie l’ASEQ-EHAQ et que j’appuie les revendications de cet organisme : nous avons besoin de logements adaptés et abordables, de soins adaptés, de services adaptés, de soutien pour les personnes qui nous aident.

Personnellement je pense qu’il faut aussi que les besoins particuliers reliés à ce handicap soient reconnus, que nous ayons droit au remboursement de l’oxygène par l’assurance-maladie, à de l’aide pour fréquenter les espaces publics en transportant notre oxygène ou les autres équipements dont nous avons besoin pour être fonctionnel, à de l’aide pour acheter la nourriture dont nous avons besoin, à de l’aide pour remplir nos obligations familiales, pour participer à des activités de loisirs et pour s’impliquer socialement. Pour l’instant, en plus d’être malades, nous devons toujours nous débattre pour avoir droit aux mêmes choses que les autres personnes en situation de handicap et nous résigner à une vie moins épanouissante que ce qui serait possible si les services et les programmes pertinents nous étaient plus accessibles.